Le grand malaise des Peuls du Sahel
Pendant les 27 ans où Blaise Compaoré est resté au pouvoir, le Burkina Faso a été un acteur engagé dans de multiples conflits et dans les résolutions des dits conflits, façon pyromane-pompier : Sierra Léone (1991-2002) ; Liberia (1989-1997), rébellion en Côte d’Ivoire (2002-2011), Mali (1991 à 2014). Pour autant, le territoire des hommes intègres avait toujours été préservé.
Depuis 2015, le pays doit faire face à ce qu’on pourrait appeler un « conflit multiforme » où se mélange terrorisme, banditisme, opportunisme, ce qui entraine une dégradation sécuritaire inquiétante. A cela, il faut ajouter une situation économique délicate qui a commencé en 2011, lorsque la fin de la rébellion ivoirienne et la réunification du pays ont stoppé net le transfert d’une partie de l’économie de Côte d’Ivoire (cacao, coton, diamant, etc.) vers le voisin burkinabé. Elle s’est accentuée en 2014, avec le départ de Blaise Compaoré et des riches barons du pouvoir qui sont partis avec leurs fortunes. L’argent a donc arrêté de « circuler ».
Toutes ces crises ne se superposent pas de manière étanche, mais s’entremêlent les unes dans les autres, ce qui engendre complexité et confusion. Les Burkinabè doivent donc gérer de front le bouillonnement démocratique post-insurrection, la crise économique, et la « guerre », qui auparavant était à leur porte et qui a fini par entrer dans la maison.
D’année en année, le nombre d’attaques, d’enlèvements et d’assassinats ciblés augmentent et le nombre de civils tués est exponentiel (1).
A titre d’exemple, pour les quatre derniers jours du mois de mars 2019, les cinq faits suivants ont été recensés :
– quatre militaires tués dans une attaque dans le nord-ouest du pays
– le directeur provincial de l’agriculture du Soum et son chauffeur ont été enlevés dans la région du Sahel ;
– trois civils et deux assaillants décédés dans une attaque djihadiste dans le Sud-Ouest près de la frontière ivoirienne ;
– un agent des collectivités assassiné dans la province d’Oudalan (région du Sahel) ;
– à Arbinda, dans la nuit du 31 mars au 1er avril, une commune du Soum a été le théâtre d’un nouveau massacre.
La veille un guide religieux et six autres personnes de sa famille avaient été assassinés par des individus armés, le lendemain des représailles ont eu lieu (2). Selon le ministre de l’administration territoriale, Siméon Sawadogo, « Soixante-deux personnes ont été tuées entre le dimanche 31 mars et le mardi 2 avril, lors d’attaques djihadistes suivies d’affrontements intercommunautaires » (3). En outre 9 personnes ont été prises en otage.
Aucun de ces crimes n’a été revendiqué.
La crise la plus mortifère et qui déchire l’unité de la nation est celle qui concerne les graves exactions commises contre les Peuls (4). Personne n’est en mesure de prédire les conséquences de ces massacres à répétition. Le nouveau drame d’Arbinda survient après celui d’Ogossagou au centre du Mali, le 23 mars 2019, où plus de 160 Peuls ont été assassinés par un groupe armé décrit par les rescapés comme des Dozos (chasseurs traditionnels)
Il intervient également alors que les Peuls du Sahel sont encore traumatisés par la tuerie de Yirgou au Burkina-Faso, qui a été tout aussi tragique. Après l’assassinat le 1er janvier 2019 d’un chef mossi (1ère ethnie du pays), d’un de ses fils et de quatre autres personnes, par des assaillants non-identifiés, un groupe d’autodéfense, les Koglweogos, a mené des représailles tuant 210 personnes, toutes peules, âgées de 1 à 90 ans. La milice est passée à l’acte sans enquête sur les véritables responsables de ces meurtres et sans autre forme de procès. Pourtant, le chef mossi entretenait d’excellents rapports avec la communauté peule, celle-ci n’avait donc aucune raison de l’éliminer…
Pour l’auteur de ces lignes, ce qui s’est passé à Yirgou et ailleurs et qui est appelé « violences intercommunautaires » ou « conflits entre éleveurs et agriculteurs » entre dans la catégorie terroriste. Les analyses sociologiques habituellement apportées pour expliquer ces tueries sont indéniablement justes : conflits fonciers, faillite de l’administration, pauvreté, injustice. Il n’en reste pas moins qu’avant l’arrivée des djihadistes dans la zone, les communautés vivaient en bonne intelligence, avec des tensions sporadiques, réglées de manière traditionnelle ou à coups de gourdin. Le recours à l’extrême violence ne saurait s’expliquer non plus par l’arrivée massive d’armes dans la zone.
En revanche, monter une communauté contre une autre est une vieille tactique pour créer le chaos. Toutes les ethnies sont impactées, les terroristes tuent des Mossis, des Dogons, des Bambaras pour déclencher le cycle infernal des représailles. C’est le même canevas utilisé en Afghanistan, au Liban, en Syrie, en Irak, Taliban contre Pachtounes, chiites contre sunnites, chrétiens contre musulmans etc., qui se répète (6). Amadou Koufa, leader de la Katiba Macina (JNIM) comme Abou Walid al-Sarahoui, de l’Etat islamique dans le grand Sahara (EIGS), cherchent l’embrasement de l’Afrique de l’Ouest et d’une partie de l’Afrique centrale et ils ont besoin de recruter. Les Peuls présentent de nombreux avantages, ils sont présents de Dakar jusqu’au Nord Cameroun, ils ont été à l’école coranique donc parlent arabe. Ils sont donc à même de faire des ponts entre le Moyen-Orient et l’Afrique subsaharienne et de communiquer avec les combattants qui arrivent de Syrie et d’Irak (7).
Mais les Koglweogos ne se sont pas donnés la peine de réfléchir, ils sont tombés dans la souricière. Par simplification, stupidité et amalgame, le nom Peul est devenu, pour quelques Burkinabè et pour les milices, synonyme de terroriste : le créateur du groupe armé Ansaroul Islam, Malam Dicko un Peul originaire de la ville de Djibo (Sahel) ; Amadou Koufa, allié à Iyad Ghali (JNIM) est également Peul ; les terroristes se sont installés principalement dans la région du Sahel, l’une des plus pauvres, où cette communauté, deuxième ethnie du Burkina, est majoritaire.
Cette stigmatisation a même dépassé les frontières de la Bande sahélo-saharienne à tel point que le 1er avril, dans une dépêche de l’agence de presse Bloomberg était écrite cette phrase insensée, de la part d’un organe qui se veut sérieux, : « Le groupe de soutien à l’islam et aux musulmans (connu sous le nom de JNIM) s’est allié aux communautés d’éleveurs locaux qui ont une inimitié de longue date envers les agriculteurs » (8). Les éleveurs étant les Peuls, bien entendu. De raccourcis en raccourcis…
Certes, certains Peuls ont rejoint les rangs des djihadistes, au même titre que d’autres ethnies burkinabè d’ailleurs, comme les Mossis, Sénoufos, Bobo etc, néanmoins ils en sont les premières victimes (9). Depuis 2015, la majorité des exactions – assassinats ciblés de personnalités, dont des enseignants, menaces de mort suivies d’exécutions pour tous ceux qui collaborent avec l’administration, vols de bétail, enlèvements, fermeture d’écoles etc. – ont été commises dans les provinces du Soum et de l’Oudalan, dans la région burkinabé du Sahel, où les Peuls sont majoritaires.
L’ambiguïté burkinabè
Si les Peuls du Burkina semblent avoir compris le piège tendu par les terroristes, en ne créant, pour l’instant, ni rébellion, ni groupe d’autodéfense, il n’en va pas de même pour les autorités. Après Yirgou, le gouvernement burkinabè a diligenté une enquête, néanmoins trois mois après les faits : aucun Koglweogo n’a été arrêté, aucune victime n’a été indemnisée et le décompte officiel des victimes est toujours de 46 morts.
Pire, un mois plus tard, le 4 février, l’Etat-major burkinabè a annoncé avoir réussi un coup de maître dans sa lutte contre le terrorisme et s’est félicité d’avoir « neutralisé » 146 terroristes à Kain, Banh et Gomoro, province du Loroum dans la région du Nord. Le Burkina tout entier a salué la victoire de ses forces de défense et de sécurité (FDS) contre « l’axe du mal ». C’était une belle consécration pour le nouveau ministre de la Défense, Chérif Sy, qui a pris ses fonctions le 21 janvier. Mais après enquête, le Mouvement Burkinabè des Droits de l’Homme et des Peuples (MBDHP) révèle que 60 personnes, toutes peules, auraient été exécutées sommairement (10). Les témoignages des rescapés publiés dans la presse sont accablants pour les FDS.
Malgré ces faits, le rapport du MBDHP ne fait pas l’unanimité, beaucoup dénoncent la suractivité de la société civile et les Burkinabè se divisent entre ceux qui dénoncent de telles pratiques, taclant au passage Chérif Sy « un va-t-en guerre », et ceux qui invitent à encourager et à galvaniser les FDS devant la nation en danger.
Il n’en reste pas moins que quelles que soient les difficultés réelles de l’armée pour lutter contre un ennemi qui est partout et nulle part, sans espace à reconquérir et donc sans ligne de front, c’est le même amalgame qui a produit la tragédie de Yirgou, qui a prévalu à Kain, Banh et Gomoro.
Suite au rapport du MBDHP, le gouvernement a publié le 13 mars dernier un communiqué dans lequel il déclarait « en attendant les résultats des investigations de la justice militaire, la version des faits est celle communiquée par l’Etat-Major des Armées. » (11)
Si d’aventure l’enquête militaire apportait la preuve d’exécutions extra-judiciaires, y aura-t-il des poursuites ? Où l’impunité l’emportera-t-elle comme à Yirgou ?
Dans ce contexte, comment rompre le cercle infernal ? Aucune des personnalités peules rencontrées au Burkina-Faso n’a souhaité être citée : « tout ce que nous pourrons dire sera instrumentalisé par toutes les parties » déclare l’une d’elle. « Les terroristes pillent nos biens et tuent ceux qui collaborent avec l’administration, les FDS corrompus nous arrêtent et nous rackettent. Que devons-nous faire ? Quitter la zone ? S’armer pour nous protéger des Koglweogos, des FDS, des terroristes ? ». Si le président Roch Marc Christian Kaboré est critiqué pour son manque de fermeté, sa nonchalance, il garde malgré tout un fort capital de sympathie dans l’opinion et un certain crédit. C’est donc vers lui que tous les regards se tournent : « le problème est simple, il faut que Roch arrête de faire la sourde oreille, il agit comme si le problème n’existait pas, il est dans le déni. Il doit revenir sur terre et trouver un moyen de discuter avec les Peuls. »
Le doigt et la lune
Mais le tableau du Burkina post-insurrection ne serait pas complet sans évoquer l’ombre de de Blaise Compaoré qui plane toujours au-dessus du pays. Exilé en Côte d’Ivoire depuis plus de quatre ans et demi, date de son départ précipité de Ouagadougou pendant la révolution, il est encore soupçonné d’être la main noire qui œuvre à la dégradation de la situation sécuritaire. C’est une accusation quasi-générale, malgré l’absence de preuve pour étayer les dires. Il est tout à fait possible que des militaires radiés de la mutinerie de 2011 et du coup d’Etat manqué de 2015 aient pu rejoindre les rangs des terroristes et/ou ceux du grand banditisme qui sévit à l’Est du pays, ces réseaux ne sont pas étanches. Il encore possible que, dès qu’ils en ont l’opportunité, ceux qui sont appelés « les revanchards » jettent de l’huile sur le feu en tapant ici ou là pour déstabiliser un peu plus le pouvoir de Roch Kaboré. Mais quid de la question terroriste ? A cette question, les interlocuteurs rappellent immanquablement les liens qui existaient entre les djihadistes du Nord Mali et le clan Compaoré. Sauf que, outre qu’en cinq ans les liens s’étiolent, les rebelles du Nord Mali ne sont plus ce qu’ils étaient. Yiad Ghali n’est plus l’homme qui venait se faire soigner à Ouagadougou ou qui passait d’agréables soirées à l’hôtel Laïco. Depuis cette époque, il s’est rallié à al-Qaeda et s’est radicalisé. Il en va de même pour Abou Walid al-Sarahoui qui n’est plus le porte-parole du Mujao mais le représentant d’al-Baghdadi (Etat islamique.) La guerre n’est plus un problème burkinabo-burkinabè, elle s’est en quelque sorte mondialisée et est devenue une question régionale et géostratégique. Si Blaise Compaoré était resté au pouvoir, il n’est pas certain qu’il ait pu maintenir ce pacte de non-agression et qu’il n’ait pas été confronté à toutes les crises que connaît ce pays.
Leslie Varenne
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